Des tatouages sur les bras et les chevilles, un piercing dans le nez, Lucie Anastassiou est concentrée sur le plateau qui vient de jaillir du « mark ». Mais la tireuse en skeet olympique, dont le nom évoque le pays berceau de l’Olympisme, ne se distingue pas uniquement par une apparence extravertie. Son palmarès est impressionnant.
« Il faut dix ans pour faire un bon tireur », dit-elle.
La championne d’Europe 2017 a pris le temps d’arriver au plus haut niveau. Elle est prête, à 28 ans, pour l’épreuve la plus importante d’une carrière, fin juillet, à Tokyo.
De l’avis même de Patrick Szewc, président du Ball Trap Club de Châtelaillon-Plage, près de la Rochelle, qui la connaît depuis qu’elle est enfant, la petite Lucie n’était pas très douée lorsqu’elle s’est essayée pour la première fois au tir. Mais elle voulait faire comme papa, tireur lui-même au club, où elle l’accompagne depuis qu’elle est en âge de marcher.
« Je me souviens que je jouais au billard, en attendant qu’il ait fini ses séries, debout sur une chaise pour être à la hauteur du tapis ! Pendant toutes mes jeunes années, j’attendais avec impatience de faire comme mon père… »
Lucie a neuf ans et demi lorsqu’elle débute enfin ! Mais ses premières tentatives ne sont pas concluantes.
« Quand les gamins ont un talent, on le discerne immédiatement. Sur la montée d’arme, ou la fluidité du mouvement, notamment. Lucie n’avait rien de tout ça », se souvient Patrick Szewc.
Pourtant, elle prend goût au tir, alors qu’elle est une enfant très active qui joue au foot, au rugby, au basket…
« J’ai été surpris qu’elle privilégie un sport plus « mental » alors qu’elle a besoin de se défouler. Mais le tir l’a canalisé. Aujourd’hui, je suis admiratif de ma fille et notamment de sa capacité de concentration » reconnaît Yoannis Anastassiou.
Même si Lucie mène de front les sports collectifs et le tir, c’est ce dernier qui a la priorité et la passionne vraiment. Très vite, elle remporte en 2004 son premier titre : championne de France cadette des écoles de tir. Elle n’en tire aucune gloire…
« J’étais toute seule ! », sourit-elle.
A 28 ans, Lucie s’entraine toujours à Châtelaillon-Plage, au club de son enfance. Elle est chez elle, en famille. Et tient à y rester. Même si certaines installations sont aujourd’hui plus « modernes », comme celles de Cernay, de Cestas ou de Châteauroux.
« Elle n’a jamais évoqué l’idée de partir pour plus grand. Elle est heureuse ici. Mais après tout, c’est à Châtelaillon-Plage qu’ont été formés les plus grands spécialistes du skeet ! », se vexerai presque Patrick Szewc, lui-même en Equipe de France pendant quinze ans.
Lucie s’y entraîne quatre à cinq jours par semaine. Et rejoint une fois par mois Châteauroux, pour des stages Equipe de France. L’occasion de retrouver son entraîneur italien.
L’incroyable « défaut » visuel !
En plus des entrainements, Lucie est très « branchée » préparation mentale. Le matin, avant même de sortir de son lit, elle travaille l’imagerie. Elle pense à un des postes de tir, et selon l’angle imposé, elle visualise le plateau et se concentre sur l’avance qu’elle doit faire prendre aux plombs. Puis direction le club.
Entouré de petites collines jonchées de débris de plateau, surmontées, à gauche par une barrière en bois et à droite par des sacs de paille, le stand de tir aux plateaux paraît encaissé. Lucie noue ses cheveux en queue de cheval. Son bras droit épouse la crosse de son fusil. Elle y a fait tatouer « Eleftheria », qui signifie « liberté » en grec. Anastassiou est un nom d’origine grec, nationalité de l’arrière-grand-père de Lucie.
« J’ai toujours posé des questions sur mes aïeux. Un jour, j’irai là-bas, au cœur du Péloponnèse, dans le village d’où mon arrière-grand-père était originaire », promet Lucie.
Les autres tatouages ont tous leur signification. La panthère, derrière l’avant-bras, illustre la connexion avec la nature. Un loup symbolise la meute, la famille. Et le tatouage maori évoque la combativité.
« Quoiqu’il arrive aux Jeux de Tokyo, j’en ferais faire un autre. Pour graver cette expérience. Mais je ne dis pas quel tatouage, par superstition », préviens Lucie.
Elle est parfois seule, au Ball Trap de Châtelaillon-Plage. Elle a les clefs. Elle aime se retrouver face à elle-même. L’entraînement est à fond. Impossible de tricher. De temps en temps, papa l’accompagne pour « pooler », c’est à dire déclencher la télécommande à plateaux.
« Même si je pratique encore de temps en temps, je ne me permets pas de lui donner des conseils techniques. Elle a atteint un tel niveau ! Je reste dans mon coin. Et quand je tire moi-même en loisir, c’est elle qui me guide ! », sourit Yoannis.
Lucie ne s’astreint à une « vraie » préparation physique que depuis 2019. Ce qui l’aide à mieux gérer son stress et ses efforts en compétition. Aujourd’hui, une coach diplômée la prend en main trois fois par semaine. Elle court, aussi. Son ami et binôme Anthony Terras, avec qui elle a été, notamment, championne d’Europe par équipe mixte en 2017, l’accompagne souvent lors de ses footings. Des footings un peu curieux…
©FFTir/J.Heise
« Lucie à les pieds carrés ! Chaque fois qu’elle court, elle tombe ! Que ce soit sur du béton ou sur la plage, elle chute à un moment ou un autre. Souvent, je me rends compte que je parle dans le vide, car elle est dix mètres derrière, par terre ! », s’esclaffe Anthony, qui ne comprend toujours pas le phénomène.
En réalité, Lucie souffre, depuis la naissance, d’une « absence de vision binoculaire » qui entraine des troubles de localisation dans l’espace et notamment une mauvaise appréciation du relief.
« Quand je cours, je ne vois pas les petites buttes, les racines qui sortent ou les dénivelés », confirme Lucie.
Incroyable trouble, compte-tenu des performances de Lucie au plus haut niveau dans le tir !
« C’est inexplicable et mon ophtalmo s’arrache les cheveux ! » rigole-t-elle.
L’association Lucie – Anthony Terras a débuté en 2017. D’un côté, l’ancien, l’expérimenté, qui compte déjà une dizaine d’années de présence en équipe de France et de l’autre, la petite nouvelle. Et pourtant…
©FFTir/J.Heise
« En compétition, c’est mon rôle de la rassurer, du haut de mon expérience. Mais il est arrivé que ce soit elle, sans même parler, qui me mette en confiance.
Juste par ses résultats. J’aime beaucoup Lucie et je crois que c’est réciproque. J’ai énormément de plaisir à la côtoyer. Nous avons des points communs comme la cuisine ou la mode », poursuit Anthony Terras.
La cuisine… Lucie s’est découvert un talent, récemment. Et elle a même inventé une recette, dont elle veut déposer le brevet !
« Du quinoa que je mélange avec des petits pois et de la crème de coco. Avec un poivron coupé en deux, garni et doré vingt minutes au four. J’ajoute éventuellement du curry ou du poivre. »
Championne de France de … rugby !
Lucie fait aujourd’hui partie du bataillon de Joinville, groupe d’athlètes de haut niveau baptisé « l’Armée des champions ». Elle est soldat 1ere classe. En détachement à 100% de l’armée, elle peut s’entrainer pleinement. Et ça paye, comme le prouve son palmarès. Presque un carton plein les trois dernières années, si l’on oublie 2020, où il ne s’est rien passé compte tenu de la crise sanitaire. Or, argent, bronze … pour une fille qui se transforme, un fusil en main.
« Avec sa voix douce, dans la vie de tous les jours, elle est peace and love. Très calme. Souriante. Mais dès qu’elle tire, elle change. Elle est dynamique, tonique ! Franchement, j’ose dire qu’elle tire comme un homme ! Et je pense que cette comparaison lui fera plaisir ! » confirme Anthony Terras.
Seul petit regret de Lucie ? D’avoir, forcément, dû abandonner le rugby. Après une jolie carrière là aussi. En 2015, elle remporte le titre de championne de France féminine avec le Pallice Ocean Club (POC), devenu depuis le « Stade Rochelais Pocettes », dont elle était tantôt pilier ou talonneuse ! Avec ses multiples titres nationaux en tir sportif, Lucie est donc l‘une des rares athlètes sacrée championne de France dans deux disciplines qui n’ont strictement rien à voir !
©FFTir/J.Heise
Malgré une nouvelle saison de rugby en 2018-2019, elle a définitivement raccroché les crampons après l’obtention de son quota olympique.
Tokyo. Cette fois, on y est ou presque. Enfin ! Il est loin, heureusement, le printemps 2020. Il y a un an, Lucie, confinée comme tous les Français, était condamnée à manipuler son fusil dans son appartement de La Rochelle pour répéter, encore et encore, les gestes. Un jour, sa voisine d’en face l’a aperçue. Elle a dû scotcher sur sa fenêtre un mot, écrit au marqueur, qui disait « Pas de panique, entrainement fictif ! »
La situation est moins compliquée, aujourd’hui, même s’il n’y a toujours pas de compétitions de haut niveau pour préparer les Jeux.
« C’est un handicap. Lucie, peut-être plus que d’autres, a besoin de se confronter. Elle m’en parle souvent. Et si elle en parle, cela signifie que ça la travaille. Elle est agacée », constate Patrick Szewc.
Même si elle ne se sera pas confrontée aux autres et notamment les Italiennes d’ici là, Lucie vise l’or aux Jeux Olympiques. Parce qu’elle s’en est donnée les moyens. Et si elle remporte la plus belle des médailles, Patrick Szewc, son « président », se souviendra probablement de la petite fille pas spécialement douée qui a débutée chez lui. Yoannis sera « en transe », comme après le titre européen. Anthony la sollicitera pour avoir le plaisir de partager un footing avec une « pieds carrés » en or ! Quant à la voisine d’en face, elle est rassurée. Lucie a déménagé depuis. Mais toujours à La Rochelle. Chez elle.
Écrit par Fabrice DAVID
Palmarès
2011 :
Médaille d’argent – Championnat du monde Junior (Serbie)
2015 :
Médaille de bronze – Jeux Européens par équipe mixte (Azerbaïdjan)
2017 :
Médaille d’or Championnat d’Europe (Azerbaïdjan)
Médaille d’or Championnat d’Europe équipe mixte (Azerbaïdjan)
2018 :
Médaille d’argent – Championnat d’Europe (Autriche)
Médaille d’or – Championnat d’Europe par équipe mixte (Autriche)
Médaille de bronze – Coupe du monde (Etats Unis)
2019 :
Médaille d’argent – Jeux Européens (Biélorussie)
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